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Le mardi 29 novembre, le courrier arriva chez la famille Haddad, 32 avenue de la République, à Vadreuil. Une grosse enveloppe de papier kraft qui contenait un appareil photo jetable, d’un modèle banal, Konica Film-In NEO, à vingt-quatre prises, de ceux qu’on peut trouver dans n’importe quel supermarché.
Depuis la disparition de Sidney, la famille Haddad vivait dans l’effroi. Ni ses parents ni son frère Salomon ne croyaient à une fugue. C’était tout simplement hors de propos. Ils le dirent aux enquêteurs. Comme d’habitude, on traita l’affaire avec circonspection, tout en respectant la douleur d’un père, d’une mère, d’un frère. Ce n’était pas la première fois que des parents juraient leurs grands dieux que leur rejeton était incapable de se livrer à de telles frasques, alors que, dans bien des cas similaires, le contraire avait été démontré. Le signalement de Sidney Haddad fut adressé à la brigade des mineurs.
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L’enveloppe de papier kraft avait été expédiée depuis la poste centrale de Certigny. Lorsque la pellicule eut été développée, l’atmosphère changea du tout au tout. Les flics habituels furent immédiatement remplacés par ceux de la brigade criminelle. La connotation fortement antisémite de l’affaire inquiétait la hiérarchie. La famille Haddad insista pour que le secret le plus rigoureux fût gardé. Hors de question d’alerter la presse. En aucune façon.
Les clichés montraient le petit Sidney, totalement nu, accroupi dans un local de nature indéterminée. Le flash avait saisi son visage aux traits marqués par l’épuisement. Il brandissait une sorte de pancarte, un simple écriteau de carton sur lequel de grosses lettres avaient été tracées au feutre noir, en lettres capitales : JE SUIS JUIF JE VAIS PAYER POUR LES ENFANTS PALESTINIENS. Une dizaine de photos, au total. Toutes de même nature, avec des éclairages légèrement différents. En sus du flash, le faisceau d’une lampe torche éclairait la scène.
Les clichés furent agrandis, numérisés, passés au crible par les spécialistes sur des écrans d’ordinateur, pixel après pixel. Sur l’une des photos, on distinguait nettement une blessure à la cheville droite, enflée. Mais plus qu’au corps, au visage du pauvre Sidney, on s’intéressa à l’arrière-plan des images, ce réduit où le gamin était retenu captif. Des parois qui suintaient de moisissures. C’était par là qu’il fallait commencer. Tenter d’identifier le lieu de la détention à partir des maigres indices dont l’on disposait…
a) La poste de Certigny.
b) Le modus operandi, un vulgaire appareil photo jetable, suggérait un certain dilettantisme de la part des ravisseurs, ce qui n’était pas rassurant pour autant.
c) Il n’y avait aucune faute d’orthographe sur la pancarte que brandissait Sidney. Un détail d’importance : la graphie. Très maladroite, hachée. Comme si un droitier s’était imposé d’écrire de la main gauche. L’expert consulté était formel.
d) Les ravisseurs ne faisaient part d’aucune exigence, mais ça allait sans doute venir. Ils cherchaient d’abord à faire monter la pression. De ce point de vue, on était dans un schéma classique. Amateur, mais classique.
L’enveloppe qui avait servi à l’envoi avait été confiée aux spécialistes de l’Identité judiciaire. Elle était porteuse de nombre d’empreintes digitales, en premier lieu celles des postiers qui l’avaient manipulée ! Évidemment ! Et d’autres, de plus petite taille, celles d’un enfant, ou d’un adolescent. Une piste. Ténue, certes. Mais une piste.
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Le commissaire Laroche fut appelé à la rescousse par ses collègues de la Criminelle. Après l’attentat contre la pizzeria du boulevard Jacques-Duclos, l’affaire Nordon-Rochas, l’assassinat de Dragomir Nehailovic, c’était donc la quatrième fois en quelques semaines qu’on le sollicitait pour tenter de scruter les zones d’ombre qui obscurcissaient son domaine. Il aurait pu être flatté de cette sortie de la routine, d’un regain d’intérêt pour sa modeste personne, mais ne manifesta rien d’autre qu’une grande fatigue.
Certigny ? Rien n’indiquait que la clé du problème s’y trouvât. Mais tout de même. L’appareil photo jetable avait été acheté à Auchan, à trois cents mètres du centre-ville, le numéro de série de fabrication l’attestait. D’autre part, la connotation antisémite du kidnapping attirait immanquablement l’attention sur la cité du Moulin, avec sa mosquée, sa faune salafiste, son folklore « médinois »… Sans compter la perquisition opérée chez le djihadiste Benaissa, quelques jours plus tôt. Tout finissait par se savoir, en dépit des consignes de cloisonnement. La rumeur, simplement.
– C’est un peu curieux, quand même, votre secteur, constata le collègue de la Criminelle.
Laroche confirma. Oui, c’était « curieux ». Un qualificatif comme un autre. Peu importait. On lui présenta les photos du petit Sidney. Il les étudia soigneusement.
– Ce n’est pas un appartement, c’est certain, peut-être une cave ? Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda le type de la Crim’.
Laroche haussa les épaules. Entre les Sablières, le Moulin, la Brèche-aux-Loups et les Grands-Chênes, à Certigny, les caves se comptaient par milliers. L’hypothèse méritait d’être fouillée, mais le réduit où était détenu le petit Sidney pouvait tout aussi bien se trouver à Aulnay ou Sevran, les communes limitrophes. Certigny ne détenait pas le monopole des souterrains où la flicaille n’osait plus se risquer depuis bien des années, sous peine de tomber dans quelque guet-apens.